UN HIVER À WUHAN – Alexandre Labruffe
Il y a un an encore, un tel titre ne m’aurait pas évoqué grand chose. Mais lorsque j’ai entamé la lecture de ce court texte un soir de septembre, évidemment je m’attendais à lire un témoignage sur l’arrivée de celui dont nous n’avons plus envie d’entendre prononcer le nom.
Quelle n’a pas été ma surprise de découvrir un livre drôle, certainement même le plus désopilant que j’ai lu en cette rentrée littéraire! La dernière page tournée, je n’avais qu’une envie: partager mon emballement!
Alexandre Labruffe, l’auteur de ce documentaire, est né à Bordeaux. Depuis l’âge de vingt et un ans, il vit entre la Chine et la France. Des séjours d’une durée de quatre-cinq ans à Pékin, Shenzen, Hong Kong, Shanghai, Hangzhou. En 1996, il débute sa carrière en tant que contrôleur qualité des produits français fabriqués en Chine. Il est l’oeil de l’Occident, son chien de garde, le garant du «Made in China». Son travail consiste à contrôler la qualité ou régler un problème liée à celle-ci sur les lieux de production. Cela passe de la qualité du cure-dent à celle de l’épluche-légume, du climatiseur à la râpe à fromage. Par exemple, il doit chercher à comprendre pourquoi toutes les coques en plastique qui serviront à emballer les oeufs de Pâques en France, sont livrées en Europe rayées. Visite des ateliers, négociations avec les fournisseurs, etc. Autant dire que la Chine, il connaît.
«Dans la zone économique spéciale de Shenzhen, des usines qui succèdent à des dortoirs. J’ai en face de moi: l’atelier du monde, son immensité monstre, la barbarie du réel, son vacarme assourdissant. Des millions d’ouvriers, migrants ou adolescents, qui travaillent six jours et demi sur sept, treize à quatorze heures par jour. On est revenu en 1996. Au Moyen Âge. Le Moyen Âge de la mondialisation sauvage.»
Sous forme de courtes chroniques aussi cocasses qu’effrayantes, Alexandre Labruffe partage ses multiples souvenirs et anecdotes. Celles et ceux qui ont déjà eu l’occasion de se rendre dans des entreprises chinoises auront une impression de déjà vu. Quant aux autres, ils devront se pincer pour y croire.
Il dresse le constat glaçant de l’incroyable évolution de ce pays devenu l’une des plus grandes puissances économiques mondiales. Le pire jour de pollution à Paris correspond au meilleur jour à Wuhan. En Chine, les porcs sont nourris aux antibiotiques, contaminés par la peste, tués à l’arsenic. Le lait est à la mélanine ou au mercure, les choux au formol. Grippe aviaire, peste porcine.
«C’est un inventaire post-moderne à la Prévert. Un abécédaire de la catastrophe. Le pire: toujours à venir.»
Après avoir changé d’activité professionnelle, Alexandre Labruffe est envoyé à Wuhan en tant qu’attaché culturel en automne 2019. Cela fait sept ans qu’il n’a plus travaillé en Chine. Après dix jours, il réalise qu’il est coupé de son monde. Il n’a accès ni à Google, ni à You Tube. Ni à aucun site étranger.
L’auteur fait la connaissance d’un Français employé au laboratoire P4. On y étudie les virus SRAS, Zika, etc. Après avoir passé des années à visiter des zones industrielles plus délabrées les unes que les autres, la pensée de virus gardés en Chine n’inspire aucune confiance à notre narrateur.
Nous sommes en décembre 2019, Alexandre Labruffe se fait renverser par un minibus. Les côtes douloureuses, il se rend aux urgences de l’hôpital franco-chinois de Wuhan afin de faire une radio. Il voit des patients qui toussent ou portent des masques. Le médecin le réprimande d’être venu consulter pour ça. On a plus sérieux ici.
Des connaissances bien informées lui soufflent une rumeur à l’oreille. Depuis sa visite à l’hôpital, il sent qu’il y a un truc qui cloche. Mais tout est soigneusement dissimulé.
Il faudra attendre le 6 janvier pour que le gouvernement admette publiquement l’existence d’un nouveau virus à Wuhan, mais tout est sous contrôle. Seulement quarante-et-une personnes contaminées. Ce chiffre ne bougera pas pendant des semaines.
Devenu témoin bien malgré lui d’une catastrophe sanitaire en devenir, Alexandre Labruffe vit dans l’angoisse permanente. En janvier, il rentre en France invité par un festival littéraire au Havre. Après un terrible voyage, imaginez son état chaque fois qu’un passager tousse, il rejoint la Normandie où tout est normal. Personne ne s’inquiète. Il a la sensation de vivre dans un monde parallèle.
Puis tout s’enchaîne. Alors qu’il devait repartir pour la Chine, Wuhan est mise en quarantaine, les habitants confinés.
La suite on la connaît, elle fait froid dans le dos. Vous êtes-vous déjà demandés combien de vols directs Paris-Wuhan ont été effectués de fin décembre à mi-janvier? Vous êtes-vous déjà demandés combien d’habitants avaient quitté Wuhan avant la mise en quarantaine?
Notre narrateur connaît la réponse à toutes ces questions et ne peut qu’attendre l’arrivée de la catastrophe à Paris, impuissant. L’Europe entière se trouve dans le déni. Pas de masque, pas de test, pas de lit d’hôpitaux. C’est alors que la réflexion du Français employé au laboratoire P4 à Wuhan lui revient à l’esprit. On oublie quelque chose dans cette histoire : les porteurs sains.
Un hiver à Wuhan est un récit vertigineux qui se lit comme un roman au héros attachant. Malheureusement, toute ressemblance avec des faits réels n’est pas pure et fortuite coïncidence.
Un témoignage exceptionnel doublé d’une réflexion indispensable…
«On est mi-décembre. Mon boss me fixe une feuille de route simple pour l’année 2020:
– Grâce à la culture, inscrire Wuhan sur la carte du monde.
Son improbable feuille de route était visionnaire.»
Editions Gallimard, Collection Verticales, septembre 2020, 128 pages