DÉBÂCLE – Lize Spit

Voici un livre à ne pas déposer entre toutes les mains. A la lecture du roman de Lize Spit, je me suis sentie aussi mal à l’aise que lorsque je regarde la couverture du livre. 

Une ambiance dérangeante, noire, poisseuse, étouffante, glauque. Et malgré une sensation de voyeurisme déstabilisante, l’estomac parfois retourné, le coeur bien souvent au bord des lèvres, je n’ai pu décrocher de ma lecture.

Et paf, une bonne claque!

«Si je pouvais, là, tout de suite, je me ferais unidimensionnelle pour remonter le temps, me glisser dans cette photo, infiltrer ce moment, prévenir Tessie de ce qui l’attend, lui chuchoter : « Sauve-toi…  » À Jan, je crierais : « T’en fais pas, t’es le meilleur Michael Jackson que je connaisse! »
Je pourrais leur dire ça, mais ça n’avancerait à rien. Si une version trentenaire de moi-même s’était matérialisée sous mes yeux il y a vingt ans et m’avait dit « je sais ce qui va se passer, sauve-toi », je n’aurais pas bougé d’un pouce. Tessie et moi, on serait restées à notre place, pas du tout parce qu’on se croyait heureuses, mais parce qu’il faut d’abord que les choses arrivent avant qu’on puisse les regretter, et aussi parce que le sachet de pickles n’était pas encore vide.»

L’histoire s’ouvre en décembre 2015. Invitée à une cérémonie de commémoration du décès de Jan un ami d’enfance, Eva, la narratrice, quitte Bruxelles pour rejoindre Bovenmeer son village natal. Elle a emporté avec elle un gros bloc de glace qu’elle transporte dans son coffre de voiture.

Eva est désemparée, elle semble bloquée des années en arrière. Les liens avec sa famille et son passé sont flous. Dès les premières pages, on devine qu’à un moment donné les choses ont dû mal tourner.

«Parce que je me représente tout ça en détail, sa chambre, le papier peint, ses petits ongles d’orteil, mais sans savoir exactement ce qui se passe à cet instant, Tessie me paraît plus loin que si je ne pouvais rien m’imaginer du tout. C’est comme quand on rate son train: quelqu’un qui voit le dernier wagon s’éloigner devant lui éprouve un sentiment de frustration plus fort que celui qui arrive sur le quai dix minutes après l’heure du départ.»

Le rythme lent, parfois un peu trop à mon goût, rend bien le sentiment de nostalgie lié aux souvenirs d’enfance. La période de la vie où le temps s’étirait parfois sans fin.

Eva grandit dans une famille dysfonctionnelle au milieu de parents alcooliques, d’un grand frère intello, d’une jeune soeur, Tessie, souffrant de TOC et d’anorexie, et surtout, d’une mère dont les manquements prennent beaucoup de place.

«Au début, elle avait eu pour nous les mêmes bonnes intentions, mais l’ennui, c’est qu’on ne pouvait pas nous décoller à la vapeur, nous faire sécher, nous plier en rectangle – il fallait chaque jour nous donner des vêtements propres et au moins trois repas. En fait, on était la collection qui mettait ses échecs les plus en évidence.»

A l’adolescence, les deux meilleurs amis d’Eva, Pim et Laurens sont un peu son seul centre d’intérêt. Bien que sa vie est loin d’être rose, Eva reste une adolescente avec les mêmes problèmes que les autres: les changements physiques, la recherche d’identité, la découverte de la sexualité, le mal-être, les complexes. 

«J’avais peur d’éclater de rire. Finalement, il n’y a pas tant de différence entre les rires et les larmes. C’est comme s’en aller de chez soi par rapport à revenir – il suffit pour ça d’une maison.»

Durant les vacances d’été 2002, Pim et Laurens aidés par l’ennui, demande à Eva de préparer une énigme. Les deux garçons vont convoquer une à une des filles qu’ils ont notées sur leur physique. A elles de résoudre l’énigme énoncée par Eva. Chaque fausse réponse implique pour les jeunes filles d’enlever un vêtement… ou plus…

Avec hyperréalisme, Eva nous raconte sans aucun édulcorant comment les événements de cet été caniculaire vont définitivement modifier le cours de leurs vies.

Née en 1988, Lize Spit signe là son premier roman, récompensé par plusieurs prix littéraires aux Pays-Bas et en Belgique. De la psychologie des habitants du petit village de Bovenmeer à l’intrigue magistralement construite, tout est maitrisé. Les éditions Actes Sud qualifient cette lecture « d’expérience inoubliable ». Et bien, je ne peux que leur donner raison: j’ai été secouée, heurtée, bouleversée et certainement marquée pour longtemps.

Vous avez le coeur bien accroché? Foncez, c’est du grand art! 

«Chaque vie se résume à une simple somme algébrique, mais peu de gens s’y prennent à temps pour faire le compte depuis le début. Ceux qui tentent le coup en deviennent malades ou dérangés, ils fixent à l’avance un nombre précis de mastications pour que ça soit clair dès le départ et en défalquent tout mouvement de mâchoire. Leur existence à eux n’est pas une addition, mais une différence. Ils se remettent à zéro.»

Actes Sud, 2018, titre original «Het smelt», traduit du néerlandais (Belgique) par Emmanuelle Tardif, 432 pages. Disponible en poche dans la collection Babel.

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