CROIRE AUX FAUVES – Nastassja Martin

«croire aux fauves»… ce titre résonnait déjà en moi comme une promesse de belle lecture… et bien je n’ai pas été déçue.

Nastassja Martin signe un premier récit ample, puissant et d’une grande sensibilité.

Peut-être aviez-vous entendu parler de l’événement aussi incroyable que tragique, qui est arrivé à cette anthropologue et spécialiste des populations arctiques le 25 août 2015? 

Dans les montagnes du Kamtchatka, alors qu’elle vit depuis plusieurs mois avec les Évènes, peuple indigène, cette jeune femme âgée de vingt-neuf ans rencontre un ours. C’est ainsi qu’elle décrit ce souvenir: une rencontre. Sauvée de justesse, défigurée, elle est opérée dans des conditions difficiles en Russie, puis rapatriée en France où elle subira encore de multiples opérations maxillo-faciales. 

Après avoir traversé une telle épreuve, Nastassja Martin pourrait être révoltée, déprimée, mais elle renaît. Alors que tout son entourage pense qu’elle a subi une attaque de la bête, elle préfère le souvenir d’un corps à corps. Et à peine remise de son combat, elle repart sur place pour retrouver «sa famille» indigène et l’endroit qui a changé sa vie.

«Et puis, il y a des mystères que je n’ai pas fini de comprendre. J’ai besoin de retourner auprès de ceux qui connaissent les problèmes d’ours; qui leur parlent encore dans leurs rêves; qui savent que rien n’arrive au hasard et que les trajectoires de vie se croisent toujours pour des raisons bien précises.» 

(Alaska, 2012)

Ce récit se situe très loin de l’apitoiement. Au contraire, il s’en dégage une force immense. Le texte se construit entre les souvenirs et l’instant présent, les rêves et la réalité, la sensibilité et l’indifférence de son auteure.

La Nature y est omniprésente. L’anthropologue nous parle de cette région volcanique et glaciale, mais également du peuple évène dont elle a partagé le quotidien. 

Le rapport que l’Homme entretient avec la Nature et le monde animal est bien sûr largement abordé, notamment par le récit de sa rencontre avec l’ours. 

«J’ai l’impression de respirer, je crie de joie dans le vent. Cela dure quelques jours, le sourire aux lèvres, la légèreté, le corps qui s’affûte, les sens qui s’aiguisent à mesure que l’on monte. Il y a une ivresse de la haute montagne. Un intense bonheur propre au détachement. Et puis, juste derrière, il y a toujours les épreuves, qui attendent.»

Mais ce qui m’a certainement le plus touchée, c’est l’épreuve que la jeune femme doit affronter dans son corps et, par ricochet, à l’intérieur de son être. 

La plupart des gens ont tendance à croire que la médecine guérit et apporte des solutions à presque n’importe quelle douleur. Mais si une maladie ou un accident est promis à guérison, l’être humain oublie pourtant que pour atteindre ce rétablissement, il faut traverser et combattre, tant physiquement que psychologiquement. Il s’agit d’un passage obligé malgré tout.

Cette femme si courageuse a réussi à trouver un chemin vers la résilience, grâce notamment à sa façon d’appréhender la vie en rapport avec la Nature.

«Ce matin, je me dis qu’il faut surtout que je cesse de vouloir – comprendre guérir voir savoir prévoir tout de suite. Au fond des bois gelés, on ne «trouve» pas de réponses : on apprend d’abord à suspendre son raisonnement et à se laisser prendre par le rythme, celui de la vie qui s’organise pour rester vivants dans une forêt en hiver. J’essaie de trouver en moi un silence aussi profond que celui des grands arbres dehors qui se tiennent immobiles et verticaux dans le froid.»

J’ai lu ce récit durant cette période si particulière qui pousse tout le monde à l’introspection. Certains passages faisaient plus que jamais écho à mes pensées…  

«Je passe mes journées à lire et à regarder par la fenêtre en attendant la nuit, sa protection, ses rêves, ses visions, la possibilité d’un voyage. Je ne parle pas beaucoup. Je veux pouvoir jouir de l’insularité, la reconstruire dans mon corps tout en admettant l’incommensurabilité des êtres qui peuplent mon île intérieure. Je me dis que ce n’est pas : dépeupler notre âme pour jouir du peu d’insularité qu’elle recèle encore; c’est:faire de notre être ce lieu d’écosystème où ceux que l’on a choisis -ou qui nous ont choisi – deviennent, par-delà les gouffres qui les séparent, commensurables.» 

Cet ouvrage exigeant parsemé de marque-pages m’accompagnera encore très longtemps. Je suis immensément émue et reconnaissante d’avoir rencontré «croire aux fauves».

«Tu es triste? je lui demande. Non elle dit, et tu sais pourquoi. Vivre ici c’est attendre le retour. Des fleurs, des animaux migrateurs, des êtres qui comptent. Tu es une parmi eux. Je t’attendrai.»

Editions Gallimard, Collection Verticales, 2019, 152 pages

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