LE GHETTO INTERIEUR – Santiago H. Amigorena
Buenos Aires, septembre 1940, Vicente Rosenberg est un jeune juif exilé de Varsovie en 1928. Il ne sait pas trop s’il est juif, polonais ou argentin et ça n’a pas l’air de beaucoup l’intéresser. Il est marié à Rosita, exilée elle aussi, qui s’occupe de leurs trois jeunes enfants. Il gère un magasin de meubles ouvert pour lui par son beau—père fabriquant de meubles. Le couple vit confortablement.
Régulièrement, Vicente retrouve ses deux meilleurs amis, Ariel et Sammy, au Tortoni « un café à la mode où l’on pouvait, en ce temps-là, croiser aussi bien Jorge Luis Borges et des gloires du tango que des réfugiés européens comme Ortega y Gasset, Roger Caillois ou Arthur Rubinstein. ».
En Europe la guerre fait rage. Les nazis commencent d’enfermer les Juifs dans des ghettos. Les trois amis échangent sur cette guerre qu’ils suivent de loin. Ils se questionnent sur leur identité.
« – Pawel avait une mère juive et un père chrétien. Et il disait toujours que c’était bizarre, parce que si on lui demandait s’il était chrétien il disait toujours non et ça s’arrêtait là, mais si on lui demandait s’il était juif il disait toujours non, et il se sentait coupable. »
« C’est comme si c’était ça la différence. C’est comme si être chrétien, c’est appartenir à une meute où tout le monde se moque de ce qu’on ressent, alors qu’être juif, c’était accepter une origine mais pas pour être avec d’autres, juste pour être seul, et malheureux. C’est comme si cette origine juive était une grosse valise qu’il allait falloir se trimballer pendant toute notre existence. Une grosse valise pleine de vieux manuscrits écrits d’une écriture illisible… d’une écriture illisible d’une langue qu’on ne parle même pas ! C’est comme si être juif, parce qu’on avait pas de territoire, devenait comme… comme… un héritage tellement lourd… tellement immense… Comme si à force de naître dans des territoires étrangers, on avait dû se convaincre que le territoire n’était pas important mais que quelque chose de plus fort nous définissait – quelque chose de plus fort, mais de beaucoup plus pénible, quelque chose d’inébranlable qui rendait notre identité inéluctable, irrévocable. Et pourtant, aussi, absolument impossible à partager. »
Au fil des jours, Vicente se renferme. Ses amis et sa famille le sentent tracassé et ne comprennent pas pourquoi. Il n’en parle à personne, mais cela fait plusieurs mois qu’il n’a plus reçu de lettres de sa mère restée à Varsovie avec son frère aîné, médecin. Il s’inquiète.
Vicente a quitté Varsovie à dix-huit ans, avide d’un nouvel horizon, sans jamais songer s’il reverrait sa mère, son frère et sa soeur. Sa mère lui a écrit régulièrement pendant des années et puis plus rien. Vicente a été moins assidu, une lettre de temps en temps. Lorsqu’il a senti le vent tourner sur l’Europe, il lui a proposé de venir le rejoindre en Argentine, mais il n’a pas insisté. Il était simplement un homme qui avait construit sa vie ailleurs et qui ne tenait pas spécialement à ce que sa famille le suive.
« Et pourtant, être juif, soudain, était devenu la seule chose qui importait. « Mais pourquoi je suis juif? Pourquoi, aujourd’hui, je ne suis que ça? Pourquoi je ne peux pas être juif et continuer d’être tout ce que j’étais auparavant? »
L’une des chose les plus terribles de l’antisémitisme est de ne pas permettre à certains hommes et à certaines femmes de cesser de se penser comme juifs, c’est de les confiner dans cette identité au-delà de leur volonté – c’est de décider, définitivement, qui ils sont. »
Finalement une lettre arrive, à Varsovie sa mère et son frère sont enfermés à l’intérieur du Ghetto. La lettre se veut rassurante, mais Vicente se cloître dans le silence. Ses relations avec ses amis, son épouse Rosita et même ses enfants se détériorent. Ils ne savent pas ce qui s’est passé et, malgré leurs efforts, ils sont tous impuissants à le sortir de son mutisme. Il est enfermé dans sa douleur et sa culpabilité.
A Buenos Aires, les nouvelles arrivent au compte-gouttes, les journaux avec des jours de retard, mais tout le monde sait le massacre qui se déroule en Europe. Pourtant, personne ne veut savoir.
1943, Vicente reçoit enfin une lettre de sa mère. Insoutenable. Il n’en parlera à personne et elle restera la dernière.
Si un nombre incalculable d’ouvrages a été écrit sur la Shoah, Santiago Amigorena nous offre ici un roman bouleversant et inédit. Il se met dans la peau de son grand-père Vicente Rosenberg, c’est-à-dire dans la peau d’un homme juif qui a la chance de ne pas subir la guerre sur le terrain puisqu’il se trouve à des milliers de kilomètres, en sécurité, mais qui pourtant la subit de plein fouet à l’intérieur de son être.
« Il avait été un homme comme tant d’autres hommes, et soudain, sans que rien n’arrive là où il se trouvait, sans que rien ne change dans sa vie de tous les jours, tout avait changé. Il était devenu un fugitif, un traître. Un lâche. Il était devenu celui qui n’était pas là où il aurait dû être, celui qui avait fui, celui qui vivait alors que les siens mouraient. Et à partir de ce moment-là, il a préféré vivre comme un fantôme, silencieux et solitaire. »
P.O.L, 2019, 191 pages