SERGE – Yasmina Reza
Famille je vous aime, famille je vous hais. Ce livre !
«Serge» est le genre de livre qui vous fait sauter un repas afin de grignoter quelques minutes de lecture. C’est le genre de livre qui vous donne des fous rires en le lisant et vous fait sourire au milieu de rien lorsque vous y repensez. Les personnages? Si vivants que vous avez l’impression de les connaître. «Serge» est le genre de livre qui ne se lâche plus une fois commencé.
«Mon frère et ma soeur je nous vois sur cette route bordée de cheminées et de pierres mortes et je me demande ce qui nous a fait tomber fortuitement dans le même nid, pour ne pas dire dans la vie même.»
Deux frères et une soeur, la cinquantaine bien tapée.
Serge, l’aîné, se croit un peu au-dessus des autres. Largué par sa femme et sa maîtresse, il est insupportable, exaspérant et pourtant attendrissant. Le narrateur, Jean, celui du milieu vient juste de se séparer et a toujours suivi son frère. Anne, dite Nana, la petite dernière, est mariée à Ramos, immigré argentin et souffre-douleur de ses deux beaux-frères.
Suite au décès de leur mère, la fille de Serge, Joséphine, va proposer à Serge, Jean et Nana, de l’accompagner à Auschwitz-Birkenau, pour une sorte de pèlerinage familial en souvenir de leurs ancêtres juifs.
Les voilà tous les quatre embarqués pour Cracovie. Et, surprise pour le lecteur… c’est à mourir de rire.
Quel pari risqué! Là où l’histoire aurait pu tomber dans le ridicule ou même le scandaleux, Yasmina Reza réussit admirablement. Les personnages visitent Auschwitz et à côté d’être très touchant, c’est très drôle.
L’horreur et la douleur ne sont abordées que de façon très subtile. Ce que l’auteure analyse de manière frontale, c’est l’ambiguïté du devoir de mémoire. Le site d’Auschwitz est devenu une sorte de parc d’attraction où des hordes de touristes se promènent d’un endroit à l’autre, font des selfies, établissent un plan de parcours… Et puis, il y a ce sentiment terrible, de ne pas ressentir une tristesse à la hauteur de la tragédie innommable qui s’est jouée à cet endroit.
«Les arbres m’obsèdent. Ils sont partout. Bien plantés, bien alignés. L’herbe aussi me trouble, les longs parterres proprement tondus. Le grand chêne à l’entrée devait exister. Quelle taille pouvait-il avoir au temps du camp? Les autres, ces présences aimables et décoratives, ont été plantés. Par qui? À quelle fin? Il faut un effort mental pour faire coïncider la représentation du Todeslager avec le décor dans lequel nous évoluons. J’éprouve la même déception que devant un tableau préféré dans les livres.»
Durant ce séjour en Pologne, le lecteur passe de situations absurdes, voire déjantées, à des passages très sombres mais très beaux qui évoquent «le vrai» Auschwitz. Et c’est si bien dosé que ça fonctionne.
Mais à mon sens, LE sujet du roman, c’est la vieillesse. Prendre de l’âge. Devenir vieux au sein d’une famille. Quels sont les liens qui unissent encore une fratrie? Le sang, les parents et puis quoi? Avec le temps, les petites rancunes, les injustices de traitement s’amoncellent. Ajoutez-y un beau-frère sans emploi tel l’époux de Nana, un neveu, une belle-soeur et c’est l’explosion assurée. Pourtant, toujours subsiste un certain devoir de loyauté malgré le désarroi ou la honte. La fratrie, c’est faire partie d’un clan unique en son genre. Et chez les Popper comme dans toute famille qui se respecte, ça supporte, ça crie, ça se console. Mais au final, inéluctablement, chacun garde son rang, le cadet reste toujours le cadet, le chef toujours le chef, et ce même s’il n’en a plus la carrure.
Et au lieu d’en pleurer, on préfère en rire.
Maurice, l’ami de la famille centenaire en fin de vie, boit «son petit champagne» et « veut reconduire, c’est bon signe.»
Ou les amis, qui de guerre lasse, se font appeler «papa et maman pour leur chien. Maman va te gronder, papa a dit pas sur le canapé.»
Tout y est d’une telle justesse! De scènes banales auxquelles nous assistons chaque jour, nous est révélée une vérité insoupçonnée.
Mais le grand point fort de ce roman, ce sont les excellents dialogues de la dramaturge. Véritable florilège, ça crépite de tous les côtés, répliques cinglantes, répartie, un vrai régal.
«Je songe parfois à me faire combler les dents, dit Serge.
– C’est-à-dire?
– Me faire un râtelier en cipolin. Un truc plat, sans interstices. Je vais buter le type qui hurle derrière moi.
– Papa détends-toi.
– J’arrive à un âge où ça me ferait du bien d’occire. En trident. Ou à la dague comme les baïonnettes de fusil Lebel.»
En maîtresse du style, Yasmina Reza, frôle la perfection. «Serge» personnellement je ne lui trouve aucun défaut. Vous terminez votre lecture et vous pensez, mais comment a-t-elle fait?
Du grand Art!
Flammarion, janvier 2021, 240 pages