LA FEMME A PART – Vivian Gornick
Ecrivain et critique littéraire née en 1935 dans le Bronx à New York, Vivian Gornick s’est surtout fait connaître grâce à son travail autobiographique.
Pendant des années, elle parcourt New York à pied. Lire un récit de Vivian Gornick, c’est l’accompagner dans le Bronx quartier où elle a grandi, c’est s’inviter à une soirée d’intellectuels new-yorkais dans l’Upper East Side, c’est monter dans le bus au coeur de Manhattan, mais c’est aussi simplement assister à des scènes au coin de la rue.
Selon ses dires, elle marche pour s’éclaircir les idées, pour chasser la dépression, penser ou rêver à l’avenir.
Dans « Attachement féroce » paru aux Etats-Unis en 1987 et traduit en français pour la première fois en 2017, c’est la relation compliquée et tumultueuse entre sa mère et elle que nous découvrons. Tandis qu’elles arpentent les rue de New York, les souvenirs défilent : l’enfance dans cet immeuble du Bronx, la jeunesse, les anciens amants.
Quel plaisir de retrouver cette femme brillante et figure féministe avec « La femme à part » paru en 2015 aux Etats-Unis. Titre inspiré de « Femmes à part » de Georges Gissing, le livre sur une femme des temps modernes qui lui parle le plus : « Tous les cinquante ans depuis la Révolution française, les féministes sont qualifiées de femmes « nouvelles », « libres », « libérées », mais Gissing a trouvé le mot juste : nous sommes les femmes « à part ». »
Une nouvelle fois Vivian Gornick nous emmène dans son quotidien. Les relations amicales et amoureuses sont les sujets principaux de ce récit. A travers ses expériences et ses pensées, mais également à travers son amitié avec Léonard, elle dépeint la difficulté de concilier nos attentes et celles des autres, les contradictions qui nous habitent sans cesse et le sentiment d’être toujours insuffisante.
« Il existe deux sortes d’amitié : celle où l’on se remonte mutuellement le moral, et celle où il faut avoir le moral pour voir l’autre. Dans la première catégorie, les protagonistes provoquent les occasions; dans la seconde, ils cherchent un moment libre dans leur agenda.
J’ai longtemps considéré cette distinction comme une histoire de rapports individuels, puis je me suis ravisée. Il s’agit finalement davantage, selon moi, d’une question de tempérament. Certains êtres sont par nature enclins à avoir le moral, alors que chez d’autres, cela nécessite un effort. Les premiers ressentent le besoin de s’exprimer, tandis que les seconds sont plus réceptifs à la mélancolie.
Les amitiés new-yorkaises sont un bon exemple du rapport de force entre les deux. Les trottoirs de cette ville sont couverts de gens qui tentent d’échapper à l’emprisonnement de la mélancolie pour embrasser la promesse de l’espoir. A certains moments, New York paraît chanceler sous l’impact. »
Mais loin d’être sombre, elle relève avec justesse le pouvoir magique d’une conversation amicale ou intellectuelle.
« Malheureusement, parmi eux, personne ne venait rehausser l’humanité d’Alice. A chaque fois que je lui rendais visite, elle était plus éteinte que la fois précédente. A l’époque, elle avait bien plus de quatre-vingt-cinq ans, et elle était suspendue à ses antidouleurs. Pourtant sa lassitude était plus morale que physique. Au bout de quelques mois dans cette résidence, je la trouvai affalée dans son fauteuil, l’air épuisé, ce qui me terrifiait. Pourtant, je m’installais face à elle et, sans même lui demander de ses nouvelles, j’entamai la conversation. Au bout de quelques minutes, son visage, son corps, ses mains revenaient à la vie. Bientôt, nous discutions de livres, des dernières nouvelles et de gens de notre entourage avec autant d’animation qu’avant, les différends en moins. Je pense que je n’oublierai jamais cette conversion miraculeuse : voir un esprit talentueux ramenant un corps à la vie. Cette transformation n’était rien de moins que magique. »
Texte truffé de petites anecdotes, de conversations anodines piquées à la table d’à côté ou dans la file d’attente d’une pharmacie, ne vous attendez pas à une intrigue, il s’agit bel et bien d’un ouvrage au style singulier qui peut déstabiliser, mais attendez-vous par contre à explorer le couple, la littérature avec en chemin une lecture de Beckett dans le West Side, la vieillesse, le sexe et bien sûr New York. Et en plus, il y a de l’humour !
Rivages, 2018, traduit de l’anglais par Laetitia Devaux, 158 p.