OHIO – Stephen Markley

Les habitants de New Canaan, Ohio, rendent un dernier hommage à Rick Brinklan lors d’une procession derrière un cercueil vide. Le corps du jeune caporal Rick, ancien membre de l’équipe de football et enfant du cru, n’est jamais revenu d’Irak. 

C’est sur cette scène très marquante que s’ouvre le roman ambitieux de Stephen Markley. 

Le décor est planté. New Canaan est une petite ville de quinze mille habitants, située en plein Midwest dans l’ancien coeur de l’Amérique industrielle. Une ville fictive très représentative de cette région qui a vécu la chute de l’Industrie sidérurgique. Zones industrielles et commerciales abandonnées, pauvreté, crise des opiacés, bref la déchéance.

Lors de la même soirée, quatre personnages trentenaires sont de retour à New Canaan, l’endroit où ils ont grandi. Dix ans après leur sortie du lycée, chacun a emprunté sa propre voie et a évolué. Ce soir, ils convergent tous vers un but différent, raison de leur retour.

Bill Ashcraft, toxicomane, humanitaire activiste est opposé au système américain qui te file des bagnoles, des cartes de crédit, une religion, la télé et tout le confort qu’on appelle «liberté». Observateur aguerri, il s’est forgé un avis contraire de ses camarades dès le lycée lors l’élection de Bush.
Ce soir, il transporte une mystérieuse livraison vers sa ville natale.

Dan Eaton, jeune soldat vétéran, croit en l’idéal américain. En Irak, il a perdu bien plus qu’un oeil. Il fait partie de ces enfants du pays envoyés au combat, et dont la vie est à jamais abîmée par des dégâts physiques et psychiques.

«(…) vous comprenez que vous avez perdu quelque chose, une habitude de toujours. La certitude que la vie était sacrée et impossible à détruire.»

Ce soir, Dan a rendez-vous avec son amour de jeunesse.

Stacey Moore, universitaire, vit en couple avec une femme. Pour elle, le plus dur reste que les gens auxquels elle tient le plus,  comme son frère, vivent et évoluent dans une région qui ne respecte pas son identité sexuelle qu’elle assume enfin après un long cheminement. Ce soir, elle rencontre la mère de son ex petite amie afin de tenter de soigner une blessure jamais cicatrisée. 

Tina Ross est traumatisée par un crime violent dont elle a été victime des années plus tôt. Le déni et le mensonge lui ont permis de garder la tête hors de l’eau, mais ce soir elle va exécuter son plan de vengeance. Celui-ci va tourner au cauchemar.

Autour du présent et du passé de ces quatre personnages principaux,  s’entremêlent ceux tout aussi importants de plusieurs autres anciens lycéens au destin brisé. Harrington devenu musicien et mort d’une overdose, ou Kaylyn, aspirée par la spirale infernale de la drogue, ou la belle Lisa, disparue sans laisser d’adresse.

Stephen Markley nous dépeint, sans filtre, la jeunesse désabusée de l’après 11-Septembre. Avec hyperréalisme, l’auteur nous raconte une Amérique frappée de plein fouet par la récession, mais sous des points de vue différents, et c’est là le grand point fort de ce roman. L’auteur pose également un regard très intéressant sur quel genre d’adolescent était chaque adulte devenu. Comment chacun en est-il arrivé là?

La construction de l’histoire est épatante, puisque les liens entre tous les personnages et leurs secrets se révèlent petit et à petit. Le roman se termine en véritable feu d’artifice de couleur… noire.

Le style rythmé et direct de l’auteur accroche dès le début. Sans pouvoir l’expliquer, je qualifierais presque son écriture de masculine. Et la poésie qui empreint certains passages rend le texte d’une grande beauté. L’écriture fait partie des grandes qualités de ce roman.

«Et l’amour peut nous pousser à faire des choses inattendues, des choses si éloignées de ce que nous sommes ou de ce que nous pensons être qu’on ne reconnaît même pas la personne qui les fait. L’amour est le cadeau que Dieu nous fait pour nous rendre à la fois insupportablement forts et intolérablement faibles.»

Stephan Markley signe un bon vrai livre américain. Une plongée à l’intérieur du pays, de ses foyers et de ses âmes perdues. 

Et dire qu’il s’agit d’un premier roman… quel talent!

«Ohio» a été couronné par le Grand Prix de Littérature américaine 2020. 

Editions Albin Michel, collection Terres d’Amérique, août 2020, titre original «Ohio», traduit de l’américain par Charles Recoursé, 560 pages

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