AU MILIEU DE L’ÉTÉ, UN INVINCIBLE HIVER – Virginie Troussier

Mon coup de coeur de l’été le voilà! Ouvert la dernière soirée de juillet, par une météo maussade, et refermé à la première heure du mois d’août, l’esprit chaviré, le coeur vrillé d’émotions, infiniment redevable à l’auteure Virginie Troussier d’avoir réussi, le temps d’un soir, à me faire tout oublier. 

Avez-vous déjà entendu parler du drame du pilier du Frêney? Une tragédie humaine qui s’est jouée sur les parois du Mont Blanc en été 1961. Dans le monde de l’alpinisme, le dernier problème de l’époque reste le pilier du Frêney, un pic de granit érigé au sommet du Mont Blanc (4’809 m).

«Le pilier Central est l’obstacle ultime, la dernière ligne majeure à résister aux assauts des alpinistes. On l’a approché, effleuré, contourné, décomposé, on l’a regardé comme on désire. Les lignes, les fissures, tout ce qui s’y dessine forme encore une énigme.»

 

Des années que des alpinistes chevronnés étudient cette ascension. Alors que les conditions météorologiques s’annoncent idéales, des hommes se préparent en secret. Il s’agit de ne pas ébruiter leur départ, la concurrence ne doit pas être mise au parfum.

À Courmayeur, dans l’équipe italienne, nous avons Walter Bonatti, immense alpiniste et grimpeur chevronné. À son actif, entre autres, la face est du Grand Capucin, le pilier sud-ouest du Dru, une sélection nationale par le Club Alpin italien pour une expédition au K2. Bonatti connaît par coeur toutes les lignes du Mont Blanc.

Roberto Gallieni, propriétaire d’une entreprise de cravates à Milan et passionné de montagne, est plus un ami qu’un client de Bonatti. Cet homme fait partie de l’expédition au même titre qu’Andrea Oggioni, ami très proche de Walter Bonatti.

À Chamonix, quatre jeunes hommes français sont au départ. Pierre Mazeaud, Pierre Kohlmann, Robert Guillaume, Antoine Vieille. Une amitié profonde les unit. Passionnés par les sommets, c’est peu dire. Imaginez que Mazeaud et Kohlmann vivent à Paris mais rejoignent Chamonix chaque fin de semaine afin de pratiquer l’escalade. 

Nous n’avons pas affaire à des amateurs. Deux ans plutôt, Bonatti a même caché du matériel sous des rochers en prévision de cette tentative d’ascension.

«Quelques nuages s’accrochent aux parois quand ils passent le col des Flambeaux, disparaissant dans l’univers minéral de la haute montagne. Le paysage se dépouille et se durcit. Roc, neige, ciel. Il n’y a rien de la douceur des alpages, rien qui caresse l’oeil, plus de chants d’oiseaux. Seule une lueur de nacre monte derrière la roche. Silence. Il faut pénétrer cet espace sans reculer devant l’image de sa décoration.»

Lorsque les trois amis italiens entrent dans le refuge de la Fourche, au milieu de la nuit, ce n’est pas pour plaire aux quatre Français qui s’y trouvent déjà. Les plans de chaque groupe mis à nu, il est décidé que les sept hommes feront cordée commune. Déjà bien emmanchée à ce stade de l’histoire, se poursuit une incroyable aventure humaine.

«Ils vont marcher sous le ciel spacieux, dans ce grand air qui les enivre. L’ivresse est une magie blanche. On n’est pas en dehors du temps: on est enfin dans le temps; on s’y baigne. La tête, le corps, le désir coïncident, les gestes prennent, on voit, on sent, plus et mieux.»

Alors que le début de l’ascension s’est déroulée paisiblement, un violent orage les surprend au pied du pilier. La foudre s’abat sur le paratonnerre de l’Europe, attirée par le métal des mousquetons et des piolets, l’électricité frappe l’appareil auditif de Kohlmann enfermé dans son corps pour le reste de la course. Après deux jours bloqués dans la tempête, les alpinistes n’ont d’autre choix que d’entamer la descente par le même chemin. Des dizaines et dizaines de rappels à assurer dans des conditions de plus en plus dantesques. Après cinq jours et cinq nuits, Bonatti et Gallieni atteignent enfin le refuge de Gamba. Pierre Mazeaud sera retrouvé miraculeusement vivant un peu plus haut. Ils sont les trois seuls survivants. 

Penser aux heures de ces cinq jours tragiques, à ces hommes héroïques, poussés non seulement au bout de leurs  limites mais aussi dans leurs pires retranchements, jusqu’à parfois devenir fous, jusqu’à devoir se laisser mourir sur l’autre, y penser me procure encore la chair de poule. 

La puissance d’écriture de Virginie Troussier donne à ce récit une force inédite. Évidemment, cette histoire, vous la trouverez en deux clics de souris, de nombreux ouvrages ont certainement été écrits sur le sujet, il suffit d’exploiter la matière. Mais ici, ce sont les mots qui vous touchent en plein coeur. L’amitié avec un grand A, l’exploit que représentait la pratique de l’alpinisme pour ces sportifs d’une autre époque, les descriptions si justes de la montagne aussi splendide qu’impitoyable, l’humanité dans tout ce qu’elle a de plus généreux, voilà ce qu’explore l’auteure avec grand talent.

«Le montagnard s’accepte vulnérable, il mise tout sur une hauteur qui l’a saisi. Attiré par la peau de la Terre, l’épiderme des sommets, il s’engage pour le plaisir de se fondre dans les éléments, le ciel, le jour et la nuit, les gestes continus, la paroi striée de lignes qu’il faudra suivre comme les lignes de la vie même.»

La littérature comme je l’aime tant, capable de vous transporter dans un autre monde, de vous le faire ressentir.

Des photos de l’ascension, prélevées dans la collection privée des alpinistes survivants, sont à consulter à l’intérieur du livre. La qualité de l’objet est à relever.

Que puis-je ajouter pour vous convaincre de lire ce texte exceptionnel? Peut-être le commentaire de Pierre Mazeaud lui-même, toujours en vie à nonante-deux ans : «Certainement le meilleur livre qu’on ait écrit sur le Frêney.».

Sublime, sublime, sublime. Un coup de coeur!
«Au milieu de l’été, un invincible hiver»

«Les alpinistes savent voir au revers des choses, c’est une connaissance interne, celle du coeur, celle des souffles. Ils savent aussi que tout menace de s’effondrer, et qu’il s’agit de faire que la vie ne soit pas seulement la vie, mais qu’elle s’excède elle-même.»

Éditions Paulsen, collection Guérin, janvier 2021, 128 pages

8 Comments

  • Electra

    tu donnes sacrément envie ! Je viens de voir plusieurs reportages (documentaires vidéo) sur l’ascension de l’ Everest qui a coûté la vie à tant d’alpinistes. Certains sont tragiques, ainsi lors d’une ascension, des alpinistes croisent un homme au sol, gelé et ne s’arrêtent même pas .. il sera finalement secouru par d’autres. Bref, ça fait froid dans le dos. Comme cette jeune femme partie à l’assaut avec son époux, et qui réagit très mal au manque d’oxygène. Elle est « sauvée » mais la descente lui sera fatale..
    Je note ce récit. La montagne ne pardonne jamais. Elle continue d’emporter et de garder à elle des dizaines d’alpinistes tous les ans.

    • meellaa

      Le contraste entre ce que te donne la haute-montagne et ce qu’elle est susceptible de te prendre est très bien décrit dans ce livre. Un alpiniste connait les risques à chaque départ, et pourtant l’appel est plus fort. C’est une écriture sensorielle qui donne à ce récit une dimension supérieure. Si en plus le sujet t’intéresse, je ne peux que t’encourager à le lire.
      Les ascensions de l’Everest, c’est si haut, quelle folie.

  • Marie-Claude

    C’était donc lui, le fameux coup de coeur!
    Si je comprends bien, je ne peux pas passer à côté?! Même si l’escalade et moi, ça fait deux, la façon dont le sujet est traité, lui, risque fort de m’intéresser.

    • meellaa

      Même si j’ai peut-être encore plus aimé ce récit parce que je pratique parfois l’alpinisme, je ne crois pas qu’il soit indispensable de s’y connaître. Je dirai qu’au même titre qu’un autre sujet, il ne pas se lancer dans cette lecture si tu détestes l’escalade! Mais au fond ce texte est bien plus vaste que ça, le centre reste l’humain et sa condition, l’amitié et bien sûr l’aventure et la nature. En plus l’écriture plus qu’excellente. Euh… non, tu ne peux pas passer à côté 🙂

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